« Heigh-Ho ! Heigh-Ho ! On rentre du boulot » chantent les Nains à tue-tête en faisant irruption avec fracas dans l'auberge des Trappeurs. Ils s'attablent bruyamment au fond et commandent une tournée. La satisfaction du devoir accompli éclipse la fatigue d'une dure journée. A travers les hublots du chalet, le soleil se couche sur le jour décisif. La Mine était trop exiguë pour accueillir plus d'une tribu, et après maintes escarmouches, il avait été convenu que chacune désignât huit champions qui s'affronteraient au jeu d'échecs plutôt que de s'entretuer. Celle qui l'emporterait resterait en place, et l'autre quitterait les lieux sans délai.

De dr. à g. : Blanche-Neige, Prof, Dormeur, Joyeux, Grincheux, Simplet.

Il y a là Joyeux (#8), qui conte ses hauts faits à grands éclats de rire. Il a neutralisé son adversaire d'une combinaison dont il s'émerveille encore. Les chopes s'entrechoquent bruyamment à cette évocation. A côté de lui, Grincheux (#6) se plaint pêle-mêle d'être le seul Nain qui n'a pas gagné sa partie (ce dont il accuse curieusement Simplet), de n'avoir pas fermé l'oeil de la nuit, de ses escarres au pied et de la maréchaussée brestoise d'il y a quarante ans. Timide (#3), artisan d'une partie impeccable, a préféré rester à la maison plutôt que de se joindre à la fête. Quant à Dormeur, il n'est pas encore arrivé, allez savoir pourquoi ? La veille, une partie d'entraînement l'avait plongé dans une profonde torpeur dont ses camarades ont eu le plus grand mal à le sortir. Il ne s'était pourtant pas tué à la tâche, puisqu'il s'était fait subtiliser sa reine dans l'ouverture.

Pour le remplacer, le capitaine Atchoum a donc fait venir en renfort son frère, Bourru (#5), qui a affronté un étranger ne comprenant pas sa langue. Après avoir pris un gros avantage, il s'est déconcentré et a dû suer sang et eau pour l'acculer à la reddition. Il avait une longue route à parcourir avant la nuit et n'a donc pu non plus se joindre à la fête. Simplet (#1) vient seulement d'arriver, car il s'est perdu en route. Petit génie des échecs, le benjamin de la bande, qui ne s'exprime qu'en breton, manifeste parfois une candeur qui fait sourire ses camarades. Il préférerait qu'on l'appelle Aonig, mais sa demande se perd dans le brouhaha. A force d'astuce et de persévérance, il a fini par faire céder le fils du chef adverse, lequel était resté prudemment en arrière.

Face à eux Prof (#6), le chef des sept Nains, qui n'a fait qu'une bouchée de son frêle adversaire, discourt savamment des filons à creuser pour la saison prochaine, tout en commandant une nouvelle tournée. Atchoum (#2), qui en bon capitaine de l'équipe a passé ses nuits à préparer le combat, en a attrapé un refroidissement qui lui a laissé la tête en citrouille pour affronter le capitaine adverse : un ancien compagnon, passé à l'ennemi six mois plus tôt avec la connaissance de leurs bottes secrètes. Atchoum a sorti de son chapeau une nouveauté qui l'a déstabilisé, puis poussé son initiative pour lui faire perdre pied, et enfin ses pions pour le mater.

Mais, assise sur la banquette entre Prof et Atchoum, l'héroïne de la soirée, vers qui tous les regards convergent, c'est l'égérie des Nains, leur nounou et leur princesse, vous avez reconnu Blanche-Neige (#4). Les Nains s'enivrent de bière et ont commandé des brochettes d'orignal, mais Blanche-Neige suçote du bout des lèvres un jus de fraise à la violette. Ils sont gais et bruyants, mais elle est d'humeur mélancolique. Avec les pièces blanches, elle a combattu courageusement la méchante reine, qu'elle a dominée. Mais Blanche-Neige n'a pas la combativité des Nains. Au moment de lui porter le coup de grâce, la Reine lui a jeté un pion empoisonné que la belle a croqué ingénument, provoquant une pâmoison fatale et la seule défaite de l'équipe. Est-ce donc là ce qui cause sa tristesse ? Que nenni. C'est qu'après quatre années de complicité, Blanche-Neige est rappelée à la vie des lointaines grandes villes avec son prince charmant, et nul n'ignore que cette soirée de la victoire est aussi celle des adieux.

Dormeur est enfin arrivé, les chopes succèdent aux chopes, les douceurs aux viandes, les anecdotes croustillantes aux hauts faits d'armes, les serments avinés aux présents ridicules. On se remémore les moments épiques, on se promet d'en vivre d'autres. Blanche-Neige se déride, goûte les plaisanteries des Nains, son gâteau d'anniversaire et même la rude liqueur des trappeurs, oubliant pour une fois que son sablier s'écoule inexorablement. C'était une belle bataille ! On n'aurait jamais cru en arriver là ! Qu'est-ce qu'on leur a mis ! L'avenir s'ouvre devant nous ! Retrouvons-nous l'été prochain ! L'hiver prochain !

Mais voilà, les lumières s'éteignent, il est bientôt minuit, les carrosses s'ébranlent, chaque nain a droit à son bisou d'adieu, et au dodo.

Fin de l'histoire.